Crise en république démocratique du Congo : il faut regarder la situation en face (Tribune)

Boubakar Boris Diop, écrivain, auteur de Murambi Le livre des Ossements Vincent Duclert Historien, chercheur titulaire au Cespra (EHESS-CNRS), Hélène Dumas Historienne du génocide des Tutsis, Guillaume Ancel Ancien officier et écrivain français, chroniqueur de guerre, Annette Becker Historienne des génocides, Patrick de Saint-Exupéry Journaliste, écrivain et d’autres, signent une tribune dans laquelle, ils invitent à plus de lucidité et demandent de voir la situation en face.

Crise en république démocratique du Congo : il faut regarder la situation en face (Tribune), Information Afrique Kirinapost

Créateur : JOSPIN MWISHA| © AFP Droits d’auteur : AFP or licensors

 

Dans l’est de la République Démocratique du Congo (RDC), les événements se précipitent. Les villes de Goma et de Bukavu ont été prises par la rébellion du M23, composée en majorité (mais pas exclusivement) de Congolais rwandophones, agissant avec le soutien du Rwanda. Aussitôt, s’est imposée la thèse manichéenne d’une agression des Tutsis rwandais contre le Congo.

L’intervention de Kigali, souvent décrit comme le meneur de l’opération, est expliquée par le seul fantasme du «pillage des richesses minières du Congo». Or, la mine de coltan de Rubaya, conquise dès 2024 par les rebelles du M23, rapporte, selon l’ONU, 300 000 dollars par mois. Un enjeu minuscule au regard des ressources du Rwanda et des redevances minières versées par les grandes compagnies occidentales et chinoises à la RDC, qui, selon le FMI, se seraient élevées officiellement à environ 1 milliard de dollars en 2024.

Cependant la messe est dite. Il est stupéfiant de voir tant d’analyses s’enfermer dans une stigmatisation exclusive du petit Rwanda, alors que certaines réalités devraient interroger.

D’abord, en observant l’histoire du Congo. Cet immense pays, construit par la colonisation belge, s’est laissé piéger par l’obsession du tribalisme. Au Kivu, dès les années 1960, les populations de langue rwandaise ont subi des discriminations politiques et sociales récurrentes. En 1993, ce sont tous les Banyarwanda du Nord-Kivu (tutsi et hutu) qui sont victimes de massacres. Parmi eux, desdescendants de travailleurs migrants venus du Rwanda sous la colonisation, des réfugiés rwandais des années 1960, mais aussi d’anciens Rwandophones (les Banyamulenge) qui vivaient là depuis des générations, comme les Francophones wallons sont chez eux à Liège.

L’antitutsisme est l’équivalent de l’antisémitisme

Au Sud-Kivu, des dizaines des milliers de Banyamulenge ont subi des pogromes systématiques à partir de 1994. Dans la foulée du génocide des Tutsis au Rwanda voisin, lorsque les troupes et miliciens génocidaires défaits traversent la frontière, animés par la même haine qui les avaient conduit à massacrer près d’un million de concitoyens. En traversant cette frontière héritée de la colonisation, ils ont trouvé sur place des Tutsis congolais qu’ils ont évidemment ciblés systématiquement à leur tour.

N’oublions pas en outre qu’au lendemain du génocide des Tutsis du Rwanda, ce sont les ordres de Paris aux militaires français qui ont permis aux Forces armées rwandaises et aux milices génocidaires de se réfugier, en toute impunité, au Zaïre (rebaptisé ensuite RDC). Ces tueurs sans états d’âme ne vont, en réalité, jamais abandonner le combat dans toute la région. Traversant même la frontière avec le Burundi pour attaquer le camp de déplacés banyamulenge congolais de Gatumba (150 morts et 106 blessés le 14 août 2004). Regroupés depuis l’an 2000, sous le nom de «Forces démocratiques de libération du Rwanda» (FDLR), les génocidaires et leurs descendants n’ont jamais cessé de sévir au Kivu depuis plus de trente ans.

Parallèlement, une propagande raciste s’est imposée contre les Tutsis, présentés comme des «nilotiques», selon la légende tenace qui veut que les Tutsis rwandais comme congolais soient des «étrangers» qui auraient remonté le Nil pour s’implanter dans la région. Une rhétorique en tout point comparable à celle des médias
rwandais extrémistes au début des années 1990.

Hélas, une «solution finale» est brandie encore aujourd’hui dans les réseaux sociaux contre tous les Tutsis de la région des Grands Lacs.
«Qu’ils se trouvent un chemin pour aller au Rwanda pendant qu’il est encore temps, […] sinon leurs corps seront transformés en compost destiné à fertiliser la terre», a récemment déclaré le chef Maï-Maï,
Jean-Baptiste Serugo sur X. Le ministre de la Justice Constant Mutamba a plusieurs fois dénoncé la présence d’«infiltrés», visant
explicitement les Tutsis congolais qui ne seraient que l’instrument du Rwanda. Comme les Tutsis rwandais avaient tous été accusés d’être des «ibitso», «complices», d’une rébellion apparue au Rwanda à
l’aube des années 1990. On sait où cette rhétorique a mené.

Le président de la RDC a trouvé un bouc
émissaire.

Ce sont ces menaces et ces persécutions récurrentes qui ont
contribué à l’apparition du mouvement du 23 mars, le M23. Ce groupe d’autodéfense, créé par des officiers de l’armée congolaise
entrés en dissidence, s’est brièvement emparé de Goma en 2012.
Kinshasa avait alors promis de les intégrer dans l’armée congolaise et d’en finir avec les FDLR. Mais au lieu de tenir ses engagements, Félix Tshisekedi, arrivé au pouvoir en 2019, a renoué avec une
rhétorique xénophobe anti-tutsi, censée le rendre populaire, malgré la corruption qui gangrène son régime.

Récemment encore, des parlementaires suisses se sont émus d’apprendre que la délégation congolaise du président Tshisekedi avait dépensé 444 000 francs suisses dans un palace de luxe, lors
du Forum économique de Davos. Au moment même où ces députés
suisses avaient voté une rallonge de trois millions de francs suisses pour les populations congolaises en détresse. Réagissant à ces révélations, le ministre de la Communication de la RDC avait accusé
«le poison rwandais» d’être à l’origine de cette fuite.

Vu de Kinshasa, le Rwanda est coupable de tout. Le président de la RDC a trouvé un bouc émissaire. Il a mobilisé les FDLR et un agrégat de Wazalendo («patriotes») issus de différents groupes armés. Il a obtenu le renfort d’environ 10 000 militaires
burundais et d’une force régionale dominée par les Sud-Africains, s’ajoutant aux 1 600 mercenaires franco-roumains recrutés à grands frais. S’apprêtant à rassembler cette force, a priori, invulnérable, le 19 décembre 2023 il avait menacé : «Dès la première balle tirée par des imbéciles, je vais réunir le Parlement pour demander l’autorisation de déclarer la guerre au Rwanda.»
On connaît la suite. La gabegie du régime a conduit à un effondrement militaire et à une fuite éperdue des différentes milices.
L’enfer suggéré est-il dû à la seule attaque du M23 ou à la mainmise depuis des années de milices qui rançonnent, violent et tuent ?
La crise aurait déjà provoqué «20 millions de morts» (?) pour lesquels se mobilisent, tête baissée, des rappeurs qui appellent à
«libérer le Congo» ou qui font rimer «Kagame avec croix gammée».
Le génocide des Tutsis du Rwanda est ainsi relativisé, oublié et même nié. Qu’ils soient qualifiés de «Rwandophones» ou de
«Swahiliphones», ce sont bien les Tutsis qui sont menacés d’extermination à Kinshasa et ailleurs en RDC. Comme l’ont récemment rappelé les évêques du pays dans un communiqué s’alarmant de la multiplication des lynchages contre de supposés «Rwandais», en réalité des Tutsis congolais persécutés en raison de leur faciès.
Comme en 1994, notre devoir est d’alerter le public sur l’aveuglement qui conduit à ignorer cette montée des périls.

Signataires : Jean-Pierre Chrétien Directeur de recherches honoraire au CRNS

Vincent Duclert Historien, chercheur titulaire au Cespra (EHESS-CNRS) Stéphane Audoin-Rouzeau Historien
Boubakar Boris Diop Ecrivain

Hélène Dumas Historienne du génocide des Tutsis

Patrick de Saint-Exupéry Journaliste, écrivain
Samuel Kuhn Enseignant, historien

Annette Becker Historienne des génocides

Marcel Kabanda Historien

Florent Piton Historien, université d’Angers Juliette Bour Historienne Alain Gauthier
Président du Collectif des parties civiles pour le Rwanda (CPCR)
Guillaume Ancel Ancien officier et écrivain français, chroniqueur de guerre

Annie Faure Médecin humanitaire au Rwanda en 1994, auteur de Blessures d’humanitaire

Dominique Celis Ecrivaine.

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