Sommes-nous entrain de dire qu’après plus d’un demi-siècle après les indépendances nous ne pouvons rien faire sans la France ?
Dans une récente publication, nous nous interrogions sur la nécessité d’une souveraineté monétaire pour la transformation systémique de l’économie Sénégalaise souhaitée par les nouvelles autorités. Nous déplorions aussi l’absence d’une feuille de route sur la possibilité de battre une monnaie nationale si la stratégie actuelle de concertation avec les autres pays membres de l’UEMOA pour une vraie souveraineté monétaire n’aboutit pas à la sortie de la France de la gouvernance du franc CFA et à une véritable indépendante politique monétaire et une politique de change.
Nous demeurons convaincus que ces négociations / discussions n’aboutiront pas aux résultats escomptés. Au vu des lenteurs et des péripéties dans les négociations de 1980 à nos jours, ce serait une exception historique de voir des reformes drastiques sortir des discussions envisagées au niveau sous-régional et régional sur la question monétaire
Dans cette perspective, le Sénégal doit prendre les devants et se préparer à battre sa propre monnaie nationale comme la plupart des pays africains et du monde (1)
Et ceci pour éviter que la France ne prenne l’initiative de démanteler les accords économiques et financiers qui constituent le socle de la zone franc du fait de ses problèmes économiques (crise économique, flambée de la dette publique , augmentation du déficit budgétaire, taux de chômage très élevé , inflation galopante, malaise économique et social, et une hausse vertigineuse des défaillances d’entreprises) et politiques (instabilité/vulnérabilité institutionnelle) et son désir de raffermir ses relations économiques et financières avec d’autre pays africains émergents (tels que l’Afrique du Sud, le Nigeria, L’Éthiopie, et le Kenya).
Quels sont les risques associés à un tel abandon ? Quelles sont les conditions requises pour un propre abandon du franc CFA ? Quels sont les avantages pour le Sénégal de battre sa propre monnaie pour des politiques économiques mieux adaptées aux objectifs économiques du gouvernement (plein emploi, réduction de la pauvreté, stabilité des prix, amélioration du niveau de vie des populations et réduction du déficit de la balance des paiements) ?
1. Risques Associés à un Abandon du franc CFA
Instabilité monétaire et fuite des capitaux
La sortie du franc CFA peut engendrer une grave crise économique due aux risques d’instabilité monétaire et à la fuite de capitaux qui en résultera, si des mesures appropriées ne sont pas mises en place. En effet, si la confidence des investisseurs sur la stabilité économique du pays ou la nouvelle monnaie s’érode, ils essayeront de sortir leur capital hors du pays ou seront moins enclin à commencer de nouveaux investissements dans le pays. Ces investisseurs chercheraient ainsi à protéger leurs actifs en les transférant vers des économies à devise forte. Pour ce faire, ils vendront les actifs dénommés sur la monnaie locale, et convertiront leur gain dans des actifs dénommés à forte devise. Ceci va entrainer une forte dépréciation du taux de change, conduisant à un mouvement spéculatif sur la monnaie- qui rendra presque impossible l’investissement dans le capital et conséquemment entravera le développement économique et la création d’emplois. Cela peut aussi entrainer une crise de la balance des paiements, une hausse de l’inflation, une réduction du pouvoir d’achat et une augmentation des couts des biens importés. L’analyse économique des marches des changes montre que la crise des taux de change est très dommageable car elle peut engendrer une crise bancaire et une crise de la dette souveraine ou crise de défaut.
Ces crises auront des effets néfastes sur l’économie car elles auront tendance à interrompre le flux de crédits dans les secteurs clés de l’économie. C’est pour ces raisons que cette sortie du franc CFA n’est pas sans risque car elle peut aussi engendrer d’autres impacts négatifs sur le coût du commerce, sur le service de la dette et les finances publiques, ainsi que les envois de fonds.
A ces risques cités de manière permanente par les adeptes du maintien du franc CFA, il y’a aussi la peur inexplicable installée dans l’esprit des dirigeants politiques, des décideurs et des gestionnaires économiques de la zone si le Sénégal déciderait de sortir du franc CFA.
Augmentation du coût du commerce
Bien que le commerce formel entre les membres de la zone CFA soit actuellement très faible (environ 13%), sortir de la zone pourrait augmenter les coûts de transactions transfrontalières. De nouveaux frais de conversion de devises, des frais de transactions supplémentaires et le risque de change affecteraient même les secteurs commerciaux informels, tels que les chaines de valeur agricoles partagées entre les pays membres.
Ces coûts supplémentaires pourraient se répercuter sur les chaines d’approvisionnement, augmentant ainsi les dépenses de production et, à terme, les prix à la consommation.
Service de la dette et impact sur les finances publiques
La sortie de la zone pourrait amener les investisseurs à rechercher des rendements plus élevés pour couvrir les risques de change. Pour les gouvernements ayant une dette publique élevée comme le celui du Sénégal, cela signifie que les coûts de service de la dette augmenteront ; ce qui entrainera probablement une réduction des dépenses dans les infrastructures, la sante, l’éducation et d’autres domaines de développement essentiels au développement économique du pays.
Les défis de l’économie informelle et des envois de fonds
Une part importante de l’activité économique dans ces régions est informelle (85%-95%). L’incertitude monétaire pourrait entraver les envois de fonds de la diaspora en raison des risques de change. Les entreprises évoluant dans le secteur informel peuvent avoir moins de visibilité sur leurs coûts de production et avoir du mal à fixer leurs prix avec précision avec une nouvelle monnaie fluctuante au cas où le Sénégal choisirait un régime de change flexible or semi flexible.
Néanmoins tous ces risques associés à un abandon du franc CFA peuvent être atténués si les conditions préalables d’une sortie du franc CFA sont mises en place sur la base de politiques fiscales et monétaires efficaces entreprises par les nouvelles autorités Sénégalaises. L’efficacité de ces réformes passe par des réformes structurelles nécessaires pour diversifier l’économie.
2. Battre monnaie est un élément essentiel de l’identité nationale d’un pays
Comme le disait feu l’économiste britannique Wynne Godley en 1992 :
“ « Le pouvoir d’émettre sa propre monnaie, de faire des tirages sur sa propre banque centrale, est l’élément principal qui définit l’indépendance nationale. » (“QUI A PEUR D’UNE MONNAIE NATIONALE POUR LE SÉNÉGAL – SenePlus”) Si un pays abandonne ou perd ce pouvoir, il acquiert le statut de collectivité locale ou de colonie. » Wynne Godley, Maastricht and All That, London Review of Books, 1992
Pour le Sénégal et beaucoup de pays africains, il y’a des arguments convaincants pour se lancer dans la création d’une monnaie nationale du fait que leurs situations économiques nécessitent des politiques monétaires destinées à satisfaire leurs objectifs économiques et les besoins spécifiques du pays. ; ce que le franc CFA ne permet pas. Pour s’en convaincre, citons Samir Amin
“A vrai dire, le système monétaire en vigueur rend impossible toute politique monétaire dans les pays africains de la Zone Franc. Une « banque centrale » qui n’est pas autorisée à porter son concours au Trésor, sauf dans les limites très étroites, et qui ne gère pas les avoirs extérieurs du pays ne mérite certainement pas d’être qualifiée de banque centrale. Si, de surcroît, comme c’est le cas, les banques commerciales sont étrangères et qu’elles sont autorisées à transférer des fonds dans les deux sens sans contrôle, les États nationaux se trouvent totalement démunis du contrôle des instruments élémentaires d’une politique monétaire”
Cette citation illustre parfaitement la nécessité de se doter d’une nouvelle monnaie pour la réussite d’une transformation systémique de l’économie et de la société sénégalaise pour éradiquer la pauvreté galopante et créer les conditions nécessaires pour permettre à la plupart des sénégalais d’améliorer leur bien-être.
En effet, l’établissement d’une nouvelle monnaie n’est pas une petite affaire. Mais dans la mesure où la monnaie existante, le Franc CFA, ne répond pas aux besoins primordiaux de l’économie sénégalaise (création d’emploi, éradication de la pauvreté, et réduction des inégalités), il faut impérativement s’atteler à cette tache si les nouvelles autorités veulent matérialiser la rupture systémique qu’elles ont promise aux sénégalais.
Cependant, des conditions préalables doivent être mises en place avant de se lancer dans cette entreprise.
3. Conditions Préalables
Les économistes comme Blinder (2) reconnaissent que la condition primordiale du succès d’émettre une nouvelle monnaie demeure dans la capacité du gouvernement et de la banque centrale à convaincre le public, les entreprises, et la communauté internationale à croire à la stabilité de la nouvelle monnaie. Pour atteindre cet objectif, les autorités doivent se préparer à implémenter / consolider ces différentes phases :
• Consolider le cadre macroéconomique et la législation financière pour une stabilité macroéconomique
• Mettre en place une politique fiscale et monétaire efficace pour corriger les déficits (déficit budgétaire et déficit privé) (3)
• Mettre en place une politique commerciale destinée à générer /renforcer les réserves de change par une augmentation des exportations de produits issus de la transformation des produits halieutiques, miniers et agricoles.
• Diversifier l’économie sénégalaise en entreprenant des réformes structurelles profondes et une bonne stratégie de maitrise des coûts énergétiques.
• Mettre en place une banque centrale chargée de conduire une politique monétaire indépendante (4)
• Revoir la législation et la règlementation des banques commerciales et autres institutions financières.
• Renforcer la transparence et la gouvernance de l’émission monétaire.
• Mettre en place un organisme Independent chargé de la Gestion autonome des réserves de change.
Les nouvelles autorités, dans leur nouvelle Vision 2050, ne se sont pas trop appesanties sur la question monétaire. Néanmoins, leur programme pour la campagne présidentielle, évoque les étapes nécessaires pour arriver à une monnaie locale : la mise en place d’une politique macroéconomique solide, la séparation des banques d’affaires et des banques de dépôt, l’accès à des moyens techniques pour la création monétaire, une démonétisation temporaire de l’or, une reprofilation de la dette publique et une annulation de la dette privée, la résolution de problème du déficit commercial, le règlement des avoirs extérieurs et la négociation des comptes d’avances, l’instauration d’un système d’assurance des dépôts, la création d’une autorité de régulation des marchés financiers, l’orientation du circuit du Trésor vers les grands travaux, l’établissement d’une banque centrale avec une indépendance limitée.
Il existe donc déjà des similitudes notables entre les conditions que nous avons énumérées précédemment et les étapes décrites dans le programme présidentiel du régime actuel. Ces convergences montrent une certaine cohérence entre les aspirations théoriques et les ambitions affichées par les décideurs politiques.
Cependant, le véritable défi réside désormais dans la mise en œuvre concrète de ces idées. C’est ici que la volonté politique doit prendre toute sa place, en transformant ces engagements en actions tangibles et en apportant des solutions durables aux défis auxquels nous sommes confrontés.
La théorie et les promesses seules ne suffisent pas ; il est impératif de passer de l’intention à l’exécution avec rigueur, détermination et un sens aigu des responsabilités envers la population et l’avenir du pays.
4. Effets de l’abandon du franc CFA à court terme et long terme sur l’économie Sénégalaise
La sortie du franc CFA ne pourra être que bénéfique pour le Sénégal car le dispositif financier et monétaire actuel du franc CFA n’est pas propice à la croissance économique et au développement. Ce dispositif entrave les exportations, l’investissement et l’industrialisation et crée des pressions inflationnistes en raison des prix élevés des intrants et des matières premières.
Plus de soixante ans après leur indépendance politique, des pays comme le Sénégal n’ont plus besoin de garanties néocoloniales en matière de gestion monétaire et budgétaire dans la conduite de leurs politiques monétaires et de taux de change. Globalement, par rapport aux autres pays africains, en termes de croissance économique et de réduction de la pauvreté, l’indice de développement humain de la zone franc CFA est plus faible depuis les années 1990 en raison du coût prohibitif des affaires dans une monnaie rattachée à l’euro et des restrictions monétaires (politique monétaire très stricte et de crédit serrées) dans la zone. .
Par conséquent, il est impossible de recourir à des investissements massifs pour transformer les économies des pays CFA comme le Sénégal. Mais les leçons des « Tigres asiatiques » et de nombreux pays d’Amérique latine et d’Afrique qui gèrent leurs monnaies devraient convaincre le Sénégal qu’il est possible de surmonter les difficultés liées à la possession de sa monnaie et de gérer correctement la politique monétaire et la politique des taux de change pour atteindre les objectifs économiques affichés de croissance économique inclusive, de stabilité des prix, de création d’emplois et de réduction de la pauvreté.
Quant au secteur primaire, une monnaie nationale pourra faciliter l’instauration d’une discipline monétaire et budgétaire favorisant la transformation agroindustrielle, halieutique et minière pour jeter les bases d’une densification et diversification du secteur industriel. Les crédits résultant de la flexibilité monétaire et les réserves engranges sur les exportations de produits finis pourraient être canalises dans des secteurs clés pour satisfaire les objectifs de politique économique (plein emploi, stabilité des prix et financière, réduction des déficits budgétaires et commerciaux) en transformant et conservant les produits agricoles.
De plus une grande flexibilité monétaire permettrait d’agir sur le coût des intrants et des équipements importés et conséquemment avoir un impact positif sur le secteur industriel. Une maîtrise de la politique de change (effet de substitution et effet des prix relatifs) pourrait également améliorer la compétitivité des produits sénégalais sur le marché international.
Au vu de cet énorme potentiel d’une indépendance monétaire et d’une flexibilité de la politique de change, il est évident que le franc CFA n’est pas une monnaie appropriée pour le développement économique des pays qui l’utilisent. Il est alors temps de mettre en place une feuille de route ou une stratégie de sortie du franc CFA pour l’avènement de la création d’une monnaie nationale afin de mettre fin à un système qui perpétue une « prime à la paresse intellectuelle ».
Changer de monnaie n’est pas une garantie pour atteindre nos objectifs de développement économique mais elle peut entraver les flux financiers illicites entre les membres de la zone franc et les paradis fiscaux due à la convertibilité du franc CFA et créer les conditions optimales pour un essor économique si, d’une part de bonnes politiques économiques sont mises en place et exécutées.
D’autre part si une bonne politique de transformation des produits agricoles et halieutiques destinées à l’exportation et des politiques de substitution à l’importation bien pensées pour éviter les erreurs des pays d’Amérique Latine et d’Afrique qui ont eu à adopter cette stratégie de développement(5) sont implémentées. Pour une réussite de cette quête de souveraineté monétaire, il est essentiel pour le gouvernement de réduire sa dette extérieure libellée en devises étrangères, réduire la dépendance élevée à l’importation de produits alimentaires et de pétrole, d’augmenter ses réserves de changes, et de combattre la détérioration des termes de l’échange des produits exportés. Un nouveau modèle de développement économique est nécessaire pour accompagner cette sortie du franc CFA.
Références
1. 40 pays sur 54 du continent africain ont leur propre monnaie. Seuls les pays de la zone franc échappent à cette règle. Dans le monde entier, les unions monétaires sont des exceptions. Seulement 7% du système international sont constitués de pays qui partagent une monnaie commune, ce qui constitue une exception.
2. Selon Blinder un économiste américain la crédibilité d’une banque centrale dépend de sept facteurs : honnêteté, indépendance, consistance à combattre l’inflation, la transparence, le maintien d’une discipline fiscale, l’utilisation des règles de la politique économique, et les règles d’incitation
3. Une consolidation des ressources existantes par une bonne stratégie de mobilisation des recettes fiscales (élargir l’assiette fiscale en modernisant le secteur informel, réduire les exonérations fiscales) et une renégociation des contrats conclus par le Sénégal. Senegal 2050 and Declaration de Politique Generale du Premier ministre
4. Utiliser la Banque Centrale des États Unis (FED) comme référence.
5. Stratégie de développement du Sénégal depuis 1960
Papier présentée lors des journées d’études sur les économies africaines Monterey Institute of International Development May 2021
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