De tous les organes des sens, la peau est la plus vitale. On peut vivre aveugle ou sourd, mais sans l’intégrité de la peau, on ne survit pas. À l’intersection du moi et de l’autre, elle est un lieu d’échanges infinis avec le monde extérieur. Tout à la fois fragile comme un voile et solide comme une muraille, elle rougit ou frémit. Peau à jouissances, elle est frisson, émoi et caresse ; elle nous édifie, et nous donne la confiance en nous. On est bien dans sa peau. Peau à souffrances, elle dit, dans sa nudité, tout le dépouillement de l’être humain et sa faiblesse. Masquée, tatouée, peinte, parfumée ou maquillée, elle porte inlassablement des messages et des codes à voir ou à toucher. Blanche, noire, métissée, nous avons tous la même peau : une sublime enveloppe qui, à force, se ride et vieillit. Mais on tient à sa peau comme on peut avoir l’autre dans la peau.
Le mot est lâché : la ride! La ride est très mal vue de nos jours, la beauté doit être lisse. Il est de bon ton de traquer les marques du temps sans pitié, comme le démontre l’engouement extraordinaire pour la panacée cosmétique, censée contrer l’usure du cuir que l’on répare sans relâche comme une vieille selle.
Peut-on trouver un éloge de la ride noble qui refléterait une attitude différente face au vieillissement?
Mon parcours de quinquagénaire affirmée fait de moi une femme au caractère trempé, comme devrait l’être toute femme à la réverbération de cet âge lumineux. La candeur est dans mon fort intérieur, le plus bel ornement des femmes. Les gens qui plaisent beaucoup, plaisent parce qu’ils allient la vérité du caractère avec la candeur d’une âme sans prétentions, et qu’ils savent être des humains sans se soucier d’être des personnages. Avec cette candeur en bandoulière, je sculpte la brume, calligraphie avec le feu, cisèle l’imaginaire.
Je m’enorgueillis de mes faiblesses élégantes tout comme de mes cicatrices charmantes.
Je n’ai plus d’illusions sur la noblesse des personnes, c’est pour ça que je sais apprécierleur art inestimable de vivre avec leurs propres
imperfections. J’essaie dans la limite du possible d’être clémente à la fin, avec moi-même et les autres.
La vie dans la chair mortelle est une très belle chose «inachevée»: comme certaines œuvres d’art qui, précisément dans leur incomplétude, ont un charme unique. Parce que la vie ici-bas est une «initiation», pas un accomplissement: nous venons au monde comme ça, en tant que personnes réelles, comme des personnes qui avancent en âge, mais restent toujours authentiques. Mais la vie dans la chair mortelle est un espace et un temps trop fugaces pour garder intacte et mener à son terme la partie la plus précieuse de notre existence dans le temps du monde.
En me regardant dans le miroir, chaque matin, je peux à présent y voir la preuve que j’ai vécu. J’ai souri, ri, cligné des yeux et échangé des baisers, écarquillé les yeux de surprise et pleuré des larmes de joie. Mon visage et mon corps se sont vus traverser toutes les expériences de ma vie dont l’enfantement et cette richesse n’est rien d’autre que de la beauté.
Alors, effacer ses rides, c’est comme devenir amnésique. Une personne qui n’a rien gravé sur le visage et le corps n’a pas vraiment vécu.
L’être humain vieillit inévitablement, le rêve d’une jeunesse éternelle s’éloigne définitivement, l’usure est le port d’arrivée de toute naissance dans le temps. Alors comment peut-on imaginer un destin sous la forme d’une naissance?
La vieillesse est donc un moment privilégié pour libérer l’avenir de l’illusion technocratique d’une survie biologique et robotique, mais surtout parce qu’elle ouvre à la tendresse du sein créateur et générateur de Dieu. Ici, je voudrais insister sur ce mot: la tendresse des personnes âgées.
Observez un grand-père ou une grand-mère, comment ils regardent leurs petits-enfants, comment ils caressent leurs petits-enfants. Cette tendresse, libre de toute épreuve humaine, qui a surmonté les épreuves humaines et qui est capable de donner gratuitement l’amour, la proximité amoureuse de l’un pour les autres.
Cette tendresse ouvre la porte pour comprendre la tendresse de Dieu. N’oublions pas que l’Esprit de Dieu est proximité, compassion et tendresse. Dieu est ainsi, il sait comment caresser. Et la vieillesse nous aide à comprendre cette dimension de Dieu qu’est la tendresse.
Alors je suis prête à vieillir, en me promettant de le faire raisonnablement dans les excès et les bêtises.
Si l’âge adulte m’a donné ce que je voulais, je dois appréhender la vieillesse qui arpente mon sillage comme une sorte de seconde enfance
où je retourne jouer, et il n’y a plus personne pour me dire d’arrêter.
Il n’est plus nécessaire de faire saigner la peau pour que la mémoire vive suinte. Elle est une écriture mordeuse du temps. Elle est manuscrit, parchemin, palpitante épopée.
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