Tiken Jah Fakoly : « on veut le premier paradis ici‑bas, le deuxième on verra »

Le reggaeman ivoirien de naissance, malien d’adoption, panafricain de vocation a sorti son onzième album international, Braquage de pouvoir. L’actualité y est comme toujours présente, alors PAM a fait avec lui le tour de la question. Interview PAM par Vladimir Cagnolari

 

Tiken Jah Fakoly : « on veut le premier paradis ici‑bas, le deuxième on verra », Information Afrique Kirinapost

« il faut faire attention, pour ne pas que la « famille-cratie » prenne le dessus sur la démocratie. » Tiken-Jah Photo UNE: ©: Youri Lenquette

 

18 novembre 2022

30 ans après Djeli, son tout premier album sorti en cassette en Côte d’Ivoire, Tiken Jah Fakoly fait paraître un nouvel album dont le titre, Braquage de pouvoir, annonce d’emblée la couleur : il est resté fidèle à lui même, et la situation du continent africain demeure au coeur de ses préoccupations. Enregistré dans son studio d’Abidjan, le « descendant de Fakoly » évoque ainsi – entre autres – la situation des enfants abandonnés (« Enfants de la rue », en duo avec Grand Corps Malade), les dangers des routes de l’immigration « Où est-ce que tu vas ? » les successions dynastiques en Afrique (« Braquage de pouvoir ») ou encore les dirigeants qui s’éternisent au pouvoir (« Gouvernement 20 ans »). Et pour contrebalancer les dures réalités, il a décidé encore une fois d’introduire des chansons positives, optimistes, qui disent aussi tout l’avenir d’un continent jeune qui prend confiance en ses propres forces (« Beau continent » avec Dub Inc, « Don’t Worry » avec Amadou et Mariam).

Certes, avec le temps et l’éloignement de son pays natal, l’actualité de la Côte d’Ivoire s’est estompée dans ces nouvelles chansons, au profit des grandes lames de fond qui traversent l’Afrique et le monde. Le temps du « Caméléon », cette chanson qui réagissait directement au coup d’état du général Robert Guéï en Côte d’Ivoire, ou celui de « Ma Côte d’Ivoire » qui pleurait son pays encore en guerre, paraît révolu. Sans doute aussi parce que le pays de Félix Houphouët-Boigny s’est stabilisé, et que les positions critiques de Tiken Jah, quand elles ne s’expriment pas en chansons, sont développées dans les interviews qu’il accorde (comme celle que vous vous apprêtez à lire). Démocratie, relations France-Mali, place de la religion, syndrome du 3ème mandat… pour celui qui milite en chantant, de la chanson à la réflexion il n’y a qu’un pas, et vice versa. Lisez plutôt.

Tiken Jah, tu es en pleine tournée, c’est la sortie de ton disque, le rythme est speed. C’est pas difficile de quitter la ferme qui est devenue un peu ton refuge ?

Oui effectivement, après 30 ans de carrière c’est bon d’avoir un endroit où aller se ressourcer. Avant j’allais me ressourcer dans mon village dans le Nord de la Côte d’Ivoire mais maintenant j’ai trouvé un endroit à 45 km de Bamako où je vais m’asseoir pour me ressourcer avec mes animaux : des autruches, des biches, des antilopes, des grues royales et ça me fait plaisir de les voir. J’aime bien ça, à cause de mon côté rasta qui est très attaché à la nature. C’est important de se ressourcer, ça donne de l’énergie et de l’inspiration.

Qu’est ce qui a changé chez Tiken Jah entre Djeli, ton premier album paru en 1993, et le Tiken Jah de Braquage de pouvoir, 30 ans plus tard ?   

Ce qui a changé c’est que j’ai plus de sagesse aujourd’hui, à l’époque j’avais pas de place pour la sagesse, il fallait se battre et sortir du ghetto, maintenant je suis plus calme… j’ai 54 ans et je dis les choses d’une autre manière que quand j’avais 20 ou 25 ans. Mais notre combat au niveau de la jeunesse africaine a porté ses fruits, renforcé par les réseaux sociaux car les jeunes peuvent s’exprimer, prendre la parole, donner leur vision des choses.

Les réseaux sont à double tranchant aussi : ils permettent de s’exprimer mais sont facilement manipulables.

Oui c’est à double tranchant et c’est dommage, car ça aurait dû être une aubaine pour nous, un outil pour rassembler dans les combats et malheureusement ils sont souvent utilisés aujourd’hui pour s’insulter, pour s’acharner sur des gens. Ça devrait être un outil pour nous, comparé à nos parents qui n’avaient pas été à l’école, qui n’avaient pas accès aux infos sur la politique internationale. Aujourd’hui, on a nos télés pour dire ce qu’on pense. C’est ce qui nous a manqué par le passé, pour nous réunir, dénoncer des choses ensembles. Il faut garder le côté positif des réseaux et sensibiliser sur le côté négatif.

« Braquage de pouvoir » c’est le titre d’un des morceaux, tu l’as aussi choisi pour titre de l’album. Pourquoi ? 

Le titre je l’ai pris comme emblème de l’album parce que le braquage est d’actualité. Tout le monde sait que le pouvoir a été braqué au Togo, au Gabon, qu’il vient de l’être au Tchad avec une soixantaine de morts, et il est en cours de braquage en Guinée Equatoriale, au Cameroun… c’est un sujet d’actualité. Le combat pour la démocratie, la liberté de choisir son candidat, la liberté même de penser a été menée dans les années 90 par nos parents qui pensaient que cette prise de pouvoir par le peuple devait être quelque chose de positif. Et même si beaucoup d’entre nous pensent que la démocratie occidentale n’est pas forcément adaptée, le côté positif c’est qu’elle nous donne la parole, nous donne la possibilité de choisir nos dirigeants, de nous rassembler. Or aujourd’hui cette démocratie elle est combattue, c’est comme si les gens qui sont morts pour elle dans les années 90 étaient morts pour rien, et vous verrez que les dirigeants qui piétinent la démocratie aujourd’hui sont des dirigeants qui sont arrivés là grâce à la démocratie, sinon ils ne seraient pas là. Donc ce titre « Braquage de pouvoir » c’était pour dénoncer ça, et attirer l’attention de la jeunesse africaine pour dire qu’ils sont en train de nous proposer le népotisme et même, la « famille-cratie », à la place de la démocratie… Et il faut faire attention, pour ne pas que la « famille-cratie » prenne le dessus sur la démocratie.

Puisque tu parles de retour en arrière, les militaires sont de retour au pouvoir dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest…

C’est un recul, car on pensait que les coups d’état c’était fini, mais s’il y a eu ces coups c’est aussi parce que ceux qui ont été élus ont piétiné la démocratie, et c’est ce qui fait qu’il y a des coups d’état, que nous ne soutenons pas, car la place des militaires est dans les casernes. Mais la réalité est là, au Mali Ibrahim Boubacar Keita a été élu (en 2013, et renversé en 2020, NDLR), mais c’est son fils qui dirigeait le pays finalement avec toutes les conneries qui vont avec, en Guinée Alpha Condé a été élu (en 2010, et renversé en 2021), lui qui se faisait appeler le Mandela de Guinée est venu piétiner la démocratie. Donc ça a été un peu un rappel à l’ordre dans tous ces pays, mais le cas du Mali c’est aussi un exemple d’incapacité à gérer la situation de guerre : quand il y a des jeunes qui meurent au front et qu’il n’y a aucune victoire, ça pousse les gens à faire des choses. Pour moi ce sont des situations de réparation et ce que je souhaite, c’est que ces militaires organisent des élections rapidement, qu’ils repartent dans les casernes, que les civils reviennent au pouvoir et que les institutions soient en place, qu’elle soient respectées, et même si la démocratie occidentale nous a été imposée difficilement, on peut en garder les acquis : la liberté d’expression, le multipartisme, la liberté de choisir, mais on doit trouver une démocratie qui va avec notre manière de faire les choses, en gardant le squelette de la démocratie, qui est le principe du pouvoir du peuple par le peuple.

L’armée française, à la demande des autorités maliennes, s’est retirée du Mali. Qu’en penses-tu ? 

Toute action qui nous permet de nous décoloniser est bonne à prendre, car personne n’aime autant le Mali que les Maliens. Au Mali, on est en train de tester quelque chose. A ceux qui disent : « oui mais les mercenaires russes alors ? » Rappelez vous Bob Denard, le mercenariat n’a pas commencé par la Russie. Que le Mali réactive ses liens privilégiés depuis 1960 avec la Russie, c’est quelque chose de positif. Car depuis les années 60 jusqu’à récemment, la France restait le maître. Aujourd’hui le Mali est une boutique et a le droit d’accepter les clients qu’il veut, et que le Mali ait des relations avec la Chine, la Russie, le Japon, les Etats Unis et parle avec celui qui veut, c’est extraordinaire. Ça a été un souci pour les dirigeants des indépendances : est-ce que si je travaille avec la Russie je vais pas me faire éjecter ? Il y avait Jacques Foccart et l’armée française pour régler ce problème. Le Mali est un laboratoire pour anéantir le système Foccart. Et s’il réussit, son exemple sera suivi, voilà pourquoi il sera combattu, pour ne pas faire tâche d’huile. Pour revenir au départ de l’armée française, pour moi depuis 2013 jusqu’en 2022 on a des résultats pas fameux, et il y avait toujours des terroristes malgré toutes les technologies dont elle dispose pour voir les mouvements au Mali. Pour nous le départ de la France du Mali c’est une aventure, mais une aventure à tenter.

Quant au fait que la France soit accusée : on a mal quand on voit les dégâts que Nicolas Sarkozy a faits au Sahel, et qu’on le voit tranquille en France avec des procès toujours reportés… car la justice française dans ces cas-là ne fait que reporter les procès jusqu’à la mort des gars, c’est comme ça que Jacques Chirac y a échappé, que Charles Pasqua y a échappé. Or pour nous c’est Nicolas Sarkozy le responsable, car on pense qu’il y a eu un règlement de compte avec Mouammar Kadhafi. Pour nous c’est la France qui a foutu le bordel. Et donc je pense que les Maliens ont raison de dire à la France de partir, et de prendre leur destin en main. La Suite ICI: pan-african-music.com/tiken-jah-fakoly

 

Share

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *