Depuis le 25 mai 2020 et le meurtre par asphyxie de l’afro-américain George Floyd aux mains d’un policier blanc, la rue gronde. Des États-Unis au Royaume-Uni en passant par la Belgique, des dizaines de statues d’esclavagistes, colonialistes et ségrégationnistes ont été déboulonnées et détruites. Au Sénégal et en France, la statue de Louis Faidherbe, responsable de nombreux massacres au cours des conquêtes coloniales françaises en Afrique de l’Ouest, pose problème. L’emission qui suit provient de Elimu Podcast. Elle revient sur la campagne « Faidherbe doit tomber » avec ses invités Khadim Ndiaye et Salian Sylla.
Un épisode à écouter ici
L’héritage de l’esclavagisme et du colonialisme pèsent. Depuis le 25 mai 2020 et le meurtre par asphyxie de l’afro-américain George Floyd aux mains d’un policier blanc, la rue gronde. Les structures restent intactes, pour le moment ; les symboles sont attaqués. Aux États-Unis, des dizaines de statues d’esclavagistes ont été déboulonnées et détruites, comme celle du général confédéré Albert Pike à Washington. Au Royaume-Uni, à Bristol, celle d’Edward Colston, dont la richesse reposait sur les activités de la Compagnie royale d’Afrique britannique responsable de la déportation d’au moins cent mille captifs asservis africains vers le continent américain. En Belgique, à Bruxelles, celle de Léopold II, souverain de l’État dit « indépendant » du Congo pendant plus de deux décennies et dont le règne d’une extrême violence a causé le mort d’environ dix millions d’Africains. En France, à Paris notamment, celle de Jean-Baptiste Colbert, fondateur de la Compagnie française pour le commerce des Indes orientales et rédacteur de la première version du Code Noir, décret institutionnalisant le commerce de captifs asservis africains au sein de l’empire colonial français.
Pour l’historien Mamadou Diouf, les luttes actuelles sont issues d’une longue lutte pour l’indépendance, une lutte qui « n’est pas seulement la lutte pour l’indépendance politique, [mais aussi] une lutte pour recouvrir une Histoire qui n’est pas un appendice de l’Histoire européenne ». Sur le continent africain, la campagne « Rhodes Must Fall », initiée en 2015, a mené au déboulonnage à l’Université du Cap de la statue de Cecil Rhodes, colonialiste et ségrégationniste convaincu, fondateur de la British South Africa Company et de la compagnie diamantifère De Beers. La campagne est aujourd’hui en cours à l’Université d’Oxford où se situe, à l’entrée d’un de ses campus, une statue de Rhodes. Du côté de la France, la position officielle est tranchée : « La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son Histoire. Elle n’oubliera aucune de ses œuvres, elle ne déboulonnera aucune de ses statues », déclara le Président Emanuel Macron le 14 juin.
Pourtant, l’historien Amzat Boukari-Yabara rappelle qu’il s’agit, à travers ces statues, « d’un certain nombre de personnages qui, pour la plupart, sont des militaires, des soldats, dont le but était de faire la guerre, qui ont du sang sur les mains Le fait de dire que nous ne toucherons pas à ces statues, sachant ce que représentent ces statues signifient, est une manière quelque part de dire que la vie des Noirs ne compte pas ». En effet, des personnages responsables de crimes massifs comme Thomas Robert Bugeaud, Joseph Gallieni, Hubert Lyautey sont encore, à ce jour, commémorés et célébrés dans l’espace publique aussi bien en France que dans divers pays africains. Au Sénégal, une figure cristallise les tensions : Louis Faidherbe, gouverneur du Sénégal dans les années 1850-60, défenseur de théories racistes sur la supposée « infériorité des Noirs » et responsable de nombreux massacres au cours des conquêtes coloniales françaises en Afrique de l’Ouest.
Entretien….
Elimu Podcast : Khadim Ndiaye, vous êtes chercheur en histoire et membre du Collectif sénégalais contre la célébration de Faidherbe. Dans votre récent article « La présence dérangeante de la statue de Faidherbe à Saint-Louis », vous écrivez : « Faidherbe a mis en place les bases idéologiques de l’occupation française du Sénégal et de l’Afrique occidentale. Il était le grand acteur de cette entreprise coloniale qui ouvrait une ère d’oppression et d’assujettissement ». Pouvez-vous revenir sur la figure de Louis Faidherbe et son rôle dans la colonisation française en Afrique ?
Khadim Ndiaye : Faidherbe était un soldat colonial français envoyé en Guadeloupe puis en Algérie où le maréchal Bugeaud a commis les pires atrocités, brûlant des villages entiers et procédant à des enfumades de résistants retranchés dans des grottes, au mépris de toutes les règles humanitaires. C’est en Algérie que Faidherbe s’initie aux méthodes répressives violentes. Il arrive au Sénégal où il est nommé chef de bataillon puis gouverneur de la colonie à la fin de l’année 1854. Une des premières actions de Faidherbe a été de mettre l’érudition au service de la conquête coloniale. La connaissance des hommes et du pays était nécessaire pour réussir sa mission. Faidherbe est d’ailleurs considéré comme le « véritable fondateur de l’école africaniste française ». L’histoire, l’ethnologie, l’anthropologie, la linguistique, la topographie, étaient les instruments au service de l’hégémonie. Cette masse de connaissances véhiculait aussi les pires idées racistes entretenues à l’époque par les « savants » de l’École d’anthropologie de Paris dont Faidherbe était un correspondant. Voilà ce que ne semblait pas comprendre le président Senghor lorsqu’il disait que Faidherbe est l’ami des Sénégalais parce qu’il avait appris à les connaître, qu’il s’était fait Sénégalais avec les Sénégalais. Évidemment, il ne s’agissait pas pour Faidherbe de connaître pour connaître, mais de comprendre le milieu de vie, les us et coutumes pour mieux assujettir les populations.
Faidherbe organise la conquête militaire du territoire et instaure le principe de l’assimilation culturelle. C’est lui qui crée la fameuse École des otages à Saint-Louis où les fils de chefs de villages et de notables, ramenés des tournées à l’intérieur du pays, étaient inscrits de force et « civilisés » jusqu’à la moelle. Il a créé le corps des tirailleurs en 1857, motivé surtout par des idées racistes. Les Noirs font de bons soldats, disait-il en 1859, « parce qu’ils n’apprécient guère le danger et ont le système nerveux très peu développé ». Faidherbe préconisa l’’union avec des femmes indigènes. Une telle union, faite sans curés et avec son lot d’enfants illégitimes, servait aussi la cause coloniale en remotivant les soldats venus de la métropole et menacés de solitude et de dépression. Faidherbe a fait de la jeune Diokounda Sidibé, une fille de 15 ans, son « épouse à la mode du pays ». Pinet-Laprade, son bras droit, prit comme femme du pays, Marie Peulh, qu’il présenta en France comme sa bonne.
Pour Faidherbe et ses collaborateurs, toute action doit servir la cause coloniale. Rien n’était fait pour les beaux yeux des populations. Et, c’est par la force des baïonnettes et des canonnières que la « pacification » est effectuée par Faidherbe et ses successeurs. Des milliers de personnes tuées et des dizaines de villages incendiés. Faidherbe a lui-même participé à plusieurs expéditions militaires. Cette « pacification » est une « tranquillité » et une « paix » obtenues au prix d’une féroce conquête militaire. C’était la condition pour l’instauration de l’économie de traite, du travail forcé, de l’éducation coloniale, de l’assimilation culturelle et de la mise en dépendance de la colonie.
E.P. : Pendant longtemps, Faidherbe a incarné une sorte d’ancêtre au Sénégal, « Maam Faidherbe ». Jusqu’à la fin des années 1970, une statue de lui trônait encore au sein du palais présidentiel à Dakar. Sa statue à Saint-Louis se trouve sur une place portant toujours son nom, où le Président français Emmanuel Macron choisit d’ailleurs de prononcer son discours lors de sa visite officielle au Sénégal en 2018. Depuis 1887 il y est inscrit : « À son gouverneur Louis Faidherbe, le Sénégal reconnaissant ». Déjà en 1978, le réalisateur Sembene Ousmane écrivait dans une lettre adressée au président Senghor : « N’est-ce pas une provocation, un délit, une atteinte à la dignité morale de notre histoire nationale que de chanter l’hymne de Lat Joor sous le socle de la statue de Faidherbe ? Pourquoi, depuis des années que nous sommes indépendants à Saint-Louis, Kaolack, Thiès, Ziguinchor, Rufisque, Dakar, etc. nos rues, nos artères, nos boulevards, nos avenues, nos places portent-ils encore des noms de colonialistes anciens et nouveaux ? ». Après de fortes pluies en septembre 2017, la statue de Faidherbe à Saint-Louis tomba, mais les autorités s’empressèrent de la redresser. Khadim Ndiaye, qu’est-ce qui explique, jusqu’à ce jour, cet attachement si profond à la figure de Faidherbe au Sénégal ?
K.N. : Il y a un attachement à Faidherbe parce qu’il a été présenté par une certaine propagande comme un sauveur. Par exemple, dans le manuel d’histoire de Jaunet et Barry de 1949 destiné aux écoliers de l’AOF, Faidherbe est présenté comme un homme honnête et droit, qui aimait protéger les faibles, les pauvres et qui châtiait les oppresseurs. Il y a aussi parmi les autorités Sénégalaises, certains qui l’ont présenté comme un « ami ». Senghor par exemple disait : « Si je parle de Faidherbe, c’est avec la plus haute estime, jusqu’à l’amitié, parce qu’il a appris à nous connaître… ». Dans un entretien accordé en 1981 au diplomate français Pierre Boisdeffre, de passage au Sénégal, Senghor insiste sur la sympathie du conquérant : « Faidherbe s’est fait nègre avec les Nègres, comme le recommandera, plus tard, le père Liberman. Il s’est donc fait sénégalais avec les Sénégalais en étudiant les langues et civilisations du Sénégal. »
La statue de Faidherbe, le pont de Ndar et les rues qui portent son nom, reflètent un certain « mythe Faidherbe » qui a longtemps existé au Sénégal. Certains le placent même dans leur filiation. On parle de « Maam Faidherbe » (l’Ancêtre faidherbe). Ils en ont fait une sorte de génie tutélaire qu’il faut saluer à chaque entrée ou sortie de la ville de Saint-Louis. Mais ce mythe est aujourd’hui ébranlé. Grâce à un excellent travail de sensibilisation sur les réseaux sociaux, les jeunes connaissent l’impact négatif de son action. Et ils n’en reviennent pas lorsqu’ils découvrent que le natif de Lille a les mains tachées du sang de leurs ancêtres.
E.P. : Dans la lettre évoquée précédemment, Sembene Ousmane poursuit en s’interrogeant : « Notre pays n’a-t-il pas donné des femmes et des hommes qui méritent l’honneur d’occuper les frontons de nos Lycées, collèges, théâtre, université, rues et avenues, etc. ? ». Le lycée Faidherbe de Saint-Louis fut justement rebaptisé lycée Cheikh Omar Foutiyou Tall en 1984. Vous expliquez à ce titre que « la statue de Faidherbe à Saint-Louis signifie, pour tous les élèves du Sénégal, le bourreau honoré et glorifié. […] Déboulonner une telle statue, précisez-vous, c’est s’affranchir donc de la colonialité de l’être et de l’espace ». Cela pose la question de la décolonisation de l’espace publique. De nombreuses villes au Sénégal, et plus largement en Afrique, portent encore les marques de la glorification de l’ancien colonisateur. Ces noms de rues, d’écoles, avenues ou statues ne portent généralement aucune inscription claire du rôle que joua tel ou tel personnage dans l’Histoire du pays en question. Il y a tout juste deux ans était inaugurée sur l’île de Gorée la « Place de l’Europe », symbole d’une « haine de soi et de viol de sa propre mémoire » selon Felwine Sarr, et vient tout juste d’être renommée « Place de la Liberté et de la Dignité Humaine ». Afin de « s’affranchir de la colonialité de l’être et de l’espace », pour reprendre vos mots, qui faudrait-il célébrer dans l’espace publique au Sénégal à la place de figures comme Faidherbe ?
K.N. : Sembene Ousmane a raison selon moi. Je pense qu’il est important de célébrer la mémoire de la résistance. C’est l’option de l’Algérie après l’indépendance. Les habitants de ce pays ont été terrifiés par quelqu’un que Faidherbe considérait comme son maître. C’est l’avis de l’historien Roger Pasquier qui a étudié l’influence algérienne de Faidherbe sur la conquête du Sénégal. Bugeaud a tué des milliers d’Algériens et brûlé de nombreux villages. Il est l’initiateur des enfumades de résistants algériens. Sa statue, comme celle de Faidherbe au Sénégal, a été érigée à Alger par les colonisateurs pour immortaliser la mémoire de la conquête. Après l’indépendance, les Algériens ont retiré la statue et, à la place, ils ont installé une statue de l’émir Abdel Kader, le sabre levé en signe de résistance. Les Algériens donnent leur point de vue l’histoire avec cette démonstration qui sert à inculquer la mémoire de la résistance à ses fils.
Au Sénégal, on ne peut pas continuer à donner le point de vue des oppresseurs. D’ailleurs, le Conseil municipal de Gorée, répondant à une demande citoyenne, a bien compris l’enjeu en décidant de rebaptiser la « Place de l’Europe » en « Place de la Liberté et de la Dignité humaine ». C’est important de respecter la mémoire des opprimés.
Les colonisateurs n’ont pas érigé la statue de Faidherbe en 1887 par hasard. C’est quand tous les résistants ont été vaincus par la puissance des canonnières que la statue de Faidherbe a été érigée au milieu de Saint-Louis en signe d’allégresse. Lat Dior est assassiné en 1886, la statue est inaugurée le 20 mars 1887 pour célébrer la victoire sur les résistants et montrer la grandeur de la métropole. Cette statue coloniale est donc un symbole. C’est un attribut de domination. C’est la consécration d’une idéologie meurtrière fondée sur une suprématie. Pour quelqu’un dont les ancêtres ont vécu les méfaits de la conquête militaire et les affres du Code de l’indigénat, il est bien d’honorer les figures historiques qui revigorent la fierté et l’estime perdues. Il est important de faire des choix décisifs qui donnent du sens au présent et au futur quand arrive le moment de célébrer des figures historiques dans une ex-colonie.
E.P. : Khadim Ndiaye, merci beaucoup. Salian Sylla, vous êtes membre de l’association Survie et du Collectif « Faidherbe doit tomber ». À l’appel du collectif « Faidherbe doit tomber » (composé de l’association Survie Nord, l’Atelier d’histoire critique, le Collectif Afrique, le Front uni des immigrations et des quartiers populaires, ainsi que le Collectif sénégalais contre la célébration de Faidherbe), 200 personnes se sont mobilisées, ce 20 juin, devant le monument de Faidherbe situé à Lille pour demander son retrait. Salian Sylla, pour vous, que représente la figure de Louis Faidherbe ?
Salian Sylla : À l’époque, en 2018, quand on a envisagé cette campagne, c’était pour attirer l’attention sur le fait que Faidherbe occupait, dans l’espace public lillois, une place particulière. La ville de Lille, qui est jumelée à la ville de Saint-Louis, est une ville où on retrouve dans beaucoup d’aspects le personnage de Faidherbe. Il y a un lycée qui porte son nom, une très grande avenue qui se dirige vers le cœur même de la ville, le Musée des Canonniers où vous avez un certain nombre de personnages, généralement des militaires, qui sont exposés et où Faidherbe occupe une place centrale. Vous avez aussi à Lille un endroit qui est assez central, Place de la République –qui n’est pas une place ordinaire dans la mémoire collective en France– et, en face de cette place, une énorme statue équestre de Faidherbe. On ne peut pas venir à Lille sans avoir à être confronté à ce personnage.
Cette place centrale est symbolisée par le fait que Faidherbe cristallise le début d’une pénétration coloniale française qui a été très marquante au 19ème siècle. Nous savons que Faidherbe a été coopté au début des années 1850 par des commerçants, des industriels, et a exercé un certain nombre de fonctions au Sénégal. Il s’est tout de suite fait remarquer pour un certain positionnement, notamment pour une grande maison qui s’appelait Maurel & Prom, dans une période où vous aviez les commerçants qui avaient des comptoirs sur la côte sénégalaise et avaient l’intention de pénétrer de plus en plus en profondeur dans le territoire sénégalais. C’était difficile pour eux parce que la traite négrière ayant été abolie, une partie de leur commerce s’était trouvé déstabilisé. Il y a aussi le fait que le commerce de la gomme arabique commençait à péricliter, et que les États autour du fleuve Sénégal taxait lourdement les produits que ces commerçants importaient vers ces territoires. Il y a tous ces phénomènes de réticences des populations locales, des États déjà établis et Faidherbe s’est tout de suite mis au service des intérêts particuliers pour pouvoir dominer, mater, massacrer les populations sénégalaises, les soumettre à l’ordre colonial et au capitalisme qu’il voulait y introduire.
N’oublions pas que Faidherbe n’était pas le seul. Il y avait beaucoup de personnalités françaises qui, à l’époque, se sont illustrées dans des déclarations intempestives, notamment Jules Ferry, qui a marqué l’Histoire de la France ayant établi l’école obligatoire, et qui a déclaré que « la colonisation était fille de la révolution industrielle » et que « les races supérieures avaient le devoir de civiliser les races inférieures ». C’était bien un projet économique mis en avant pour aller annexer d’autres territoires et les convertir à leur mode de vie et leur système économique. Il représente tout un agrégat de pensées illustrées, documentées, écrites à travers les années qui a été très décisive dans la perception que les Français avaient des Africains à l’époque. Il y avait aussi Joseph Gallieni qui s’est illustré dans les massacres à Madagascar ; Hubert Lyautey qui était aussi discipline de Gallieni.
Thomas Bugeaud, l’envahisseur de l’Algérie, déclarait que « le but n’est pas de courir après les Arabes, ce qui est inutile ; il est d’empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer, de jouir de leurs champs. Allez tous les ans leur bruler leurs récoltes, ou bien exterminez-les jusqu’au dernier ». Détaché en Algérie sous sa direction au début de sa carrière en 1844, Faidherbe était un très grand admirateur de Bugeaud, fier d’aller combattre à ses côtés. Ayant fait ses armes en Algérie, Faidherbe est venu au Sénégal dans les années 1850 et y a fait à peu près la même chose. Ce qu’il disait quand il était en Algérie : « Vous voyez une guerre d’extermination, et malheureusement il est impossible de la faire autrement. On est réduit à dire : un Arabe tué, c’est deux Français de moins assassinés ». Il y a donc une continuité historique dans le travail de ces généraux, qui, plus tard, leur a valu les hommages et les honneurs de la France, au mépris de tous les massacres qu’ils ont commis en Afrique.
Pour en arriver là, il fallait bien tout un arsenal rhétorique pour expliquer le phénomène de massacres ou justifier l’entreprise coloniale. Faidherbe écrivait en 1879 : « L’infériorité des Noirs provient du volume relativement faible de leur cerveaux ». Rien que ces mots-là justifieraient qu’on ait honte de présenter un tel personnage comme faisant partie des héros à célébrer.
Pourquoi la campagne « Faidherbe doit tomber » ? Nous avons un certain nombre d’événements qui ont eu lieu, en sachant que c’est un mouvement qui s’inscrit dans un temps long. En 2015, on continuait de célébrer, dans des villes comme Pretoria et Johannesburg, des figures comme Cecil Rhodes, le père de la colonisation britannique en Afrique du Sud, et « Rhodes Must Fall » a décidé de mettre un terme à cela et faire disparaître ses statues dans le pays. Léopold II, aussi considéré comme un grand personnage qui a fait énormément de choses sur le plan des infrastructures en Belgique, a sa face sombre, lugubre, funeste ; c’est un roi sanguinaire. Voilà quelqu’un qui s’est octroyé le Congo, un territoire quatre-vingt fois plus grand que la Belgique, qui a soumis les populations congolaises à une terreur sur des décennies entières, qui a tenu à les exploiter et les saigner, qui a suscité au début du 20ème siècle l’une des premières manifestations de solidarité internationale partie de Londres où les gens se sont indignés des pratiques que la Belgique imposait aux populations congolaises. Les massacres au Congo constituent l’un des plus grands génocides en Afrique : on parle de dix millions de personnes qui ont perdu la vie. C’est en 2017 que des statues de Léopold II ont été démantelées, déboulonnées en Belgique. En 2017, on a aussi Charlottesville, aux Etats-Unis, où il y a eu une manifestation d’extrémistes de droite, « Unite the Right », qui refusaient que la statue du général Robert Lee, qui a mené les troupes confédérées pendant la Guerre de Sécession, soit déboulonnée par la municipalité de la ville. Il y a eu une contre-manifestation des antifascistes qui a entrainé la mort tragique d’une dame, écrasée par un extrémiste qui a foncé dans la foule.
C’est dans cette période –il y a une continuité historique– qu’en 2018, la municipalité de Berlin a décidé de débaptiser un ensemble de rues qui portaient les noms de plusieurs personnalités qui se sont illustrées dans la colonisation allemande en Afrique, comme en Namibie, en Tanzanie, au Togo et au Cameroun. La Namibie, notamment, a résisté à la colonisation allemande, entre 1904 et 1908, ce qui a entrainé une réaction extrêmement violente des troupes allemandes et conduit à ce qu’on a appelé « le premier génocide du 20ème siècle », c’est-à-dire l’extermination des Hereros. Cette municipalité de Berlin a décidé de débaptiser un ensemble de rues et leur donner les noms de résistants africains, comme Rudolf Manga Bell et Anna Mungunda. C’était la première fois que, symboliquement, une ville décidait de renommer non pour donner le nom de ceux qui ont massacré les populations africaines, mais de ceux qui ont résisté.
On arrive en 2020, où il y a eu la vague soulevée par l’assassinat de George Floyd aux Etats-Unis, qui a suscité des réactions en chaine un peu partout dans le monde. C’est ce qui a fait que la revendication de « Faidherbe doit tomber » est remise au gout du jour. Donc nous sommes revenus à la charge pour réitérer notre demande qui consiste à dire : « attention, Faidherbe doit toujours tomber ».
Aujourd’hui, ce qu’on nous oppose en parlant de Faidherbe, c’est que : « c’est quelqu’un qui a quand même défendu Lille quand nous avons été envahis par les Prussiens en 1870. Alors que toute la France était mise à genoux, il a réussi à tenir tête ». C’est peut-être vrai. Sauf que la résistance de Faidherbe pendant cette période n’a duré que trois mois, alors que ce que je vous raconte de lui, c’est toute une carrière pendant laquelle il a massacré sans remords, tué, exterminé, pillé, imposé un système économique à travers la culture arachidière, qui est quand même centrale dans le projet colonisateur. En Afrique, la spécialisation des colonies (le Sénégal avec l’arachide, ce qui deviendra la Côte d’Ivoire avec le cacao) et la disparition progressive des cultures vivrières posent, aujourd’hui encore, problème parce que nous avons un système économique calqué sur un modèle qui était orienté vers les métropoles. Nous avons encore les conséquences de ce phénomène, c’est-à-dire une économie extravertie orientée vers les besoins d’une métropole, plutôt que vers la satisfaction des besoins locaux, de l’autosuffisance pour répondre à une demande locale.
E.P. : À plusieurs reprises déjà, vous avez interpellé les autorités à propos de la statue Faidherbe à Lille. À l’occasion du bicentenaire de sa naissance, la mairie de la ville décida de restaurer le monument érigé à sa mémoire. Dans votre lettre ouverte à la maire de la ville Martine Aubry en 2018, vous demandez « le retrait de la statue de Louis Faidherbe et de tous les symboles qui glorifient le colonialisme dans les espaces publics lillois ». Ailleurs en France, il existe avenues, rues, stations de métro célébrant le personnage. Selon vous, qu’est-ce qui explique cette réticence à clairement poser le débat de la permanence de symboles célébrant esclavagistes et colonialistes dans l’espace publique, aussi bien à Lille que dans le reste de la France ?
S.S. : Nous avions, à l’époque, écrit une lettre ouverte à Martine Aubry. Nous avions demandé à ce qu’il y ait une réflexion autour de la présence dans la ville lilloise de figures qui représentent une vision raciste et xénophobe du monde, qui représentent la colonisation ; de ces figures qui représentent, pour beaucoup de citoyens lillois originaires de pays anciennement colonisés, une histoire meurtrie. Malheureusement, nous n’avons pas trouvé d’interlocuteur valable. Martine Aubry a botté en touche, disant que c’était une question légitime mais elle n’a proposé aucune solution. C’est dire un peu l’ambiguïté qu’entretient une partie de la gauche vis-à-vis de la colonisation en France. Et Martine Aubry, de par son appartenance à un courant idéologique qui s’est toujours réclamé de l’égalité, de la fraternité, de l’internationalisme, d’un certain humanisme, n’a pas entendu notre appel. Et c’est bien dommage, parce que si on est encore, en 2020, en train de parler de ce sujet-là, c’est bien parce qu’en 2018 on n’a pas été entendus. Nous sommes encore dans une situation où la gauche, qui a toujours été, en tout cas dans ses principes, du côté des dominés, n’a pas assumé son rôle historique.
Il est difficile d’établir un dialogue en France en 2020 sur certaines questions. Parce que dès que l’on commence à parler de colonisation, on va tout de suite arriver à « des gens qui sont des ennemis de la France » ; on est perçus comme ça. Quand Emmanuel Macron, qui depuis qu’il est arrivé au pouvoir a toujours appliqué un programme de droite, déclare que « la République ne changerait pas ce qu’elle était » et ramène des revendications sociales et historiques à des questions identitaires, alors que le 20 juin, quand on était dans la rue et qu’on manifestait pour demander que les autorités locales enlèvent la statue équestre de Faidherbe de la voie publique, qui était là contre nous ? Ce sont des manifestants Identitaires : c’est un groupe d’extrême droite, protégé par la police, qui nous faisait face. C’est cela le débat en France ; quand on parle de certains sujets, on vous caricature, on vous jette la pierre. Or, il y a un certain nombre de personnes qui se battent depuis un moment, notamment contre les violences policières, contre les politiques inégalitaires, pour une certaine justice sociale, et tous ces gens-là sont devenus, du jour au lendemain, « les identitaires ». Ce sont eux qui sont devenus les racistes, finalement. C’est ça l’ironie en France ! Tant que vous parlez de George Floyd, de Michael Brown, ce sont des violences policières qui se passent aux Etats-Unis ; bien sûr tout le monde est d’accord en France, bien sûr ce phénomène-là existe aux Etats-Unis, bien sûr que le système américain est d’un racisme profondément systémique ! Mais dès qu’on commence à dire : « bon, maintenant, posons-nous et regardons les choses en France, aujourd’hui ce qu’il se passe », quand on parle d’Adama Traoré et on commence à énumérer, on nous dit : « ah non non non, la police française n’est pas raciste ! ».
Il s’agit de remettre en cause un système qui permet qu’il y ait la mort de gens. La question coloniale n’a pas été réglée ; on a appris aux gens de construire tout un imaginaire, tout un tas de représentations sur les descendants des anciennes colonies en Afrique. Tant que les questions historiques ne sont pas réglées, et qu’elles seront niées ou tant qu’on continuera à botter en touche, ça ne va pas régler le problème. On ne peut pas faire baisser la température simplement en cassant le thermomètre. Or, on est aujourd’hui dans cette dynamique-là. Dès que les questions sont agitées, on cherche à caricaturer, à discréditer en utilisant certains mots : séparatisme, communautarisme, racisme anti-blanc. On oppose une injonction au silence en utilisant ces mots.
Les représentations, la statuaire publique, a toujours été tributaire des hommes et des femmes qui sont à la tête du pays ou de la commune. Selon qu’on est dans une commune de gauche ou de droite, les noms, les figures, les représentations, les repères vont varier. Donc on va célébrer telle personnalité plutôt que telle autre, on va mettre telle statue plutôt que telle autre. Cette République a toujours déboulonné, nommé, dénommé, baptisé, débaptisé ; ça a toujours été fait. La preuve est que l’une des artères principales de Lille s’appelait, il y a quelques années, Rue de Paris et maintenant Rue Pierre Mauroy, ancien maire socialiste de la ville. Dire qu’on ne peut pas déboulonner, c’est du pipeau, c’est mentir aux gens. Parce que, jusqu’en 1976, on avait la statue de Napoléon III au cœur de la ville ; cette statue a été enlevée et elle se trouve aujourd’hui au Musée des Beaux-Arts. En 1945, la statue du général Oscar de Négrier, autre colonisateur, a été déboulonnée et a disparu mystérieusement de la place publique. Et ce ne sont pas les seuls exemples.
La question de la mémoire a toujours été présente dans le débat public : quelle mémoire on veut introduire, quelles figures on doit célébrer. Quand vous regardez à Lille ou ailleurs, les figures les plus célébrées, ce sont les militaires, les « héros de guerre » dit-on. Mais ce sont les héros d’une version de l’Histoire. En France, il n’y a que 7 % des statues qui honorent les femmes ; c’est un déséquilibre énorme. C’est tout un regard sur l’Histoire locale, et nationale, qui mérite d’être interrogé à travers la question que pose aujourd’hui dans le débat public le collectif « Faidherbe doit tomber ».
E.P. : Ce 22 juin, les organisations composant le collectif « Faidherbe doit tomber », ainsi que le Collectif Décolonial Déterminé et Sud Education Nord, ont adressé une lettre ouverte intitulée Dès le 29 juin, Faidherbe doit tomber ! aux candidates et candidats du second tour de l’élection municipale de Lille, tenu le 28 juin. Rappelant que « le débat portant sur la célébration de figures esclavagistes, colonialistes ou ségrégationnistes a ressurgi dans de nombreux pays », vous écrivez : « Pour nombre de manifestants, dont nous faisons partie, le racisme (et particulièrement la négrophobie) qui parcourt les nations occidentales, trouve son origine dans l’histoire criminelle de la traite négrière et de la domination coloniale ». Avant de poursuivre : « C’est cette histoire que nous voulons cesser de célébrer en place publique. Nous pensons que faire descendre Louis Faidherbe de son piédestal (au sens propre) relève de l’urgente nécessité ». Aussi, vous précisez que les villes de Lille et Saint-Louis, où trône également une statue de Faidherbe, sont jumelées depuis 1978. Ainsi, afin de « créer les conditions d’une relation véritablement égalitaire et décolonisée entre les deux villes », pour reprendre vos mots, qui faudrait-il célébrer dans l’espace publique en France à la place de figures comme Faidherbe ?
S.S. : J’apprends cette année, à travers ma fille qui est en CM2, que la ville de Lille organise une semaine civique qui consiste à envoyer les enfants visiter un certain nombre de lieux historiques qui font partie de son patrimoine et leur faire découvrir son Histoire, et ses héros. Et ces héros-là sont, bien souvent, des militaires. Qu’on amène des enfants à un musée spécialement dédié à la guerre me pose problème : vous avez un guide qui explique que Faidherbe était un grand Monsieur, qui a bâti le Sénégal, a construit des routes, a fait des hôpitaux, a creusé un port en eaux profondes, a modernisé le Sénégal et que tous les enfants sénégalais lui sont aujourd’hui reconnaissants. Voilà les propos qui ont été notés par ma fille, mais qui avaient fait écho chez elle puisqu’elle se souvenait, il y a deux ans, que nous avions lancé une campagne pour dénoncer les méfaits de l’action de Faidherbe au Sénégal : les massacres, les pillages, etc. Elle avait réagi, en disant à une de ses copines qu’elle pensait que c’était faux. Vous vous imaginez ; une fille a 9 ans et elle met en doute les propos d’un adulte qui était censé être un fin connaisseur de l’Histoire de Faidherbe. C’était d’autant plus choquant que j’avais été dans la campagne « Faidherbe doit tomber » en 2018 et qu’en fin 2019, ça me revienne en pleine figure à travers ma fille pour me renvoyer l’image d’un Faidherbe bienfaiteur du Sénégal. C’était pour moi insupportable.
Cette anecdote est assez fondatrice dans l’urgence pour nous de réanimer l’action « Faidherbe doit tomber ». Donc nous avons programmé une visite de ce Musée des Canonniers. Même avec la présence d’un Noir, ce Monsieur a réitéré les mêmes propos, en disant que Faidherbe était une figure héroïque, qu’il avait bâti le Sénégal, fait des routes, des hôpitaux. Nous lui avons donné notre position, même si on a eu du mal à l’amener à nous entendre. C’est quelqu’un qui est dans une narration ; depuis des années, il ne fait que ça, personne n’a jamais remis en question sa version de l’Histoire.
Voilà en 2020 ce qu’on présente encore en France à des enfants qui, certainement, n’auront jamais, comme ma fille, la possibilité d’avoir quelqu’un d’autre pour dire « non, ce n’est pas vrai », pour avoir quelqu’un qui est impliqué dans une campagne pour faire disparaître de l’espace public une figure aussi sinistre, d’avoir une autre perception d’une partie de l’Histoire de France par rapport à ses anciennes colonies. Vous vous imaginez le nombre d’enfants qui sont passés par là, et qui ont écouté, qui ont bu les paroles de ce Monsieur, qui ont considéré que Faidherbe était quelqu’un qui avait véritablement fait du bien à l’Histoire de Lille, et qui sont partis ragaillardis par le fait d’entendre que c’était un héros ?
Ce qui pose problème, c’est que Martine Aubry, qui a fait un contre-discours de Dakar en 2011, après celui de Nicolas Sarkozy en 2007 dans lequel il disait que « l’Homme noir n’est pas [assez] entré dans l’Histoire », pour clamer haut et fort la nécessité d’avoir une autre lecture de l’Histoire, peut encore aujourd’hui accepter que nos enfants entendent une version tronquée de l’Histoire coloniale ; qu’ils soient, à 10 ans, préparés à accepter quelqu’un comme Faidherbe, dont l’action a été extrêmement pernicieuse et porte encore des conséquences indélébiles sur le passé et le présent. La ville de Lille est jumelée avec la ville de Saint-Louis depuis la fin des années 1970. Je trouve qu’il est difficilement concevable que Martine Aubry puisse envisager des relations parfaitement égalitaires avec son homologue en continuant à accepter que le principal instigateur de la colonisation à Saint-Louis soit encore honoré par la ville qu’elle dirige depuis vingt ans.
C’est pourquoi, si j’entends « on va aménager, mettre une plaque explicative », ce sont des mesurettes. Mieux vaut prendre nos responsabilités de confier une statue problématique à des musées qui pourront en prendre soin, et, avec les historiens, l’ancrer dans une Histoire plus grande pour permettre aux gens de visiter le musée et mieux en appréhender les tenants et les aboutissants. Mieux vaut donc la placer dans un contexte où les gens seront à même de l’analyser et de la replacer dans son contexte. Même si on met une plaque explicative, ce n’est pas suffisant. Tant que je verrai cette statue équestre représentant des femmes en dessous, que Faidherbe a l’air de mépriser du regard, et cette célébration de la puissance d’un homme qui est héroïsé, Martine Aubry pourra dire ce qu’elle veut, mais pour moi elle sera toujours en porte-à-faux avec les principes qu’elle a prétendus défendre quand elle est allée faire ce contre-discours en 2011. Malheureusement, ses adversaires écologistes ne font pas mieux.
Une ville qui décide de donner le nom de quelqu’un à une rue, une avenue, une statue n’est qu’un acte politique. Et seul un acte politique peut y faire face. C’est ce que nous sommes en train de faire depuis quelques années à travers cette mobilisation inédite pour faire en sorte que la partie la plus sombre de l’œuvre de Faidherbe, qui n’est pas connue, soit accessible à tout le monde.
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